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Entretiens Michel J. Cuny - Françoise Petitdemange
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19 janvier 2015

2 - Les enjeux méconnus de la Sécurité sociale

 

En 1976, le Médiator commence sa carrière en France. Le voici prescrit dans les ordonnances émanant – non pas de charlatans – mais de médecins ayant effectué de longues études couronnées par des diplômes qui ont été reconnus par les Facultés de médecine et par l’État français. Ce Médiator, donc, acheté par les patient(e)s, remboursé par la Sécurité sociale, a été pris selon des prescriptions diverses, avec les conséquences désormais connues sur leur santé.

Ces patient(e)s sont, d’ailleurs, devenu(e)s, au fil des décennies, de véritables client(e)s, victimes de l’industrie pharmaceutique dans le cadre de la propriété privée des moyens de production et d’échange. Dans son ouvrage “Une santé aux mains du grand capital ? – L’alerte du Médiator”, Michel J. Cuny s’est intéressé, d’une façon générale, au parcours suivi par le médicament, depuis sa conception jusqu’à sa mise sur le marché, en passant par sa fabrication, puis, d’une façon plus particulière, aux péripéties du Médiator, dont la prescription a été détournée de son objectif au point de produire des effets contraires à ceux pour lesquels il avait été conçu et fabriqué au départ.

 

Françoise Petitdemange :

Avant d’en venir précisément aux structures garantes de la santé et à l’affaire du Médiator, ne faudrait-il pas s’attarder un peu sur les origines de cet « acquis » sans cesse menacé : la sécurité sociale ? Il y a, déjà là, quelque chose à dire, il me semble ?

Ambroise Croizat, un nom qui revient souvent lorsqu’il est question de la Sécurité sociale, a été secrétaire de la Fédération unitaire des métaux, en 1928, puis secrétaire général de la Fédération unique des Métallurgistes, en 1936, importante Fédération puisqu’elle comprenait le cinquième des effectifs de la CGT (Confédération Générale du Travail). En plus de ces fonctions syndicales, il a été député, avant et après la seconde guerre mondiale, de 1936 à 1940, puis de 1945 jusqu’à sa mort en 1951.

À l’époque du Gouvernement provisoire de la République française, avec Charles de Gaulle comme chef de l’État de facto (du 3 juin 1944 au 20 janvier 1946), Ambroise Croizat a été ministre du Travail du 21 novembre 1945 au 26 janvier 1946, soit durant deux mois. Après le départ fracassant de Charles de Gaulle et l’arrivée de ses successeurs : Félix Gouin (du 26 janvier au 24 juin 1946) et Georges Bidault (du 24 juin au 16 décembre 1946), Ambroise Croizat est resté ministre du Travail et devenu… ministre de la Sécurité sociale, du 26 janvier au 16 décembre 1946, postes qu'il a retrouvés du 22 janvier au 4 mai 1947.

Selon l’histoire officielle, il aurait donc lui-même mis en place le système de protection sociale avec allocations familiales, assurance maladie, retraites, etc., et contribué à l’amélioration du droit du travail avec la réglementation des heures supplémentaires, la médecine du travail, le statut du mineur et la création des comités d’entreprise. La première question est donc la suivante : Ambroise Croizat, est-il le fondateur ou le co-fondateur de la sécurité sociale et du système des retraites en France, comme il est si souvent répété ?

 

Michel J. Cuny:

Non, bien sûr. Ce qui n'enlève rien, ni à ses mérites ni à la difficulté de la tâche qui a été la sienne dans un contexte marqué par les contraintes matérielles des lendemains de la seconde guerre mondiale – la France était ruinée –, et par l'opposition d'une partie importante des classes moyennes à l'existence même d'une sécurité sociale destinée à couvrir l'ensemble de la population.

Lorsqu'il prend ses fonctions au ministère du Travail le 21 novembre 1945, il trouve sur son bureau les deux ordonnances signées, la première en mars et la seconde en octobre 1945 par le général de Gaulle... Ambroise Croizat ne peut que les appliquer. Par ailleurs, il a, à ses côtés, un certain Pierre Laroque qui est, lui, le vrai père de la sécurité sociale à la française. Si Ambroise Croizat est tout à la fois communiste et un membre éminent de la Confédération Générale du Travail (CGT), le grand syndicat ouvrier, Pierre Laroque n'est rien de tout cela... Tout au contraire. C'est ce qui explique certaines ambiguïtés – pour ne pas dire beaucoup plus – qu'on retrouve dans le schéma de base de la sécurité sociale...

 

Françoise Petitdemange :

Est-il possible d’avoir un échantillon de ces ambiguïtés ?

 

Michel J. Cuny :

Jetons un œil sur ce que devient la solidarité dans la sécurité sociale à la française. C'est Pierre Laroque lui même qui s'en réjouit en 1948 : « On pouvait songer, comme l'a fait le législateur britannique par une formule particulièrement simple, à donner à tous un minimum vital en partant de l'idée que tous ceux qui sont privés de leur travail sont dans une situation identique et ont besoin d'un même minimum pour continuer à vivre. Ce n'est pas la conception qui a prévalu dans le régime français... Qu'il s'agisse d'allocations journalières ou mensuelles, de rentes d'accident du travail, de pensions d'invalidité ou de pensions de vieillesse, toutes sont calculées en fonction du salaire perdu par l'intéressé : derniers salaires perçus pour les allocations journalières, mensuelles, de rentes d'accident du travail, salaire moyen des dix dernières années pour les pensions d'invalidité, salaire moyen des dix années précédant le soixantième anniversaire pour les pensions de vieillesse. »

Après avoir donné ce texte – au milieu d'une série d'autres du même genre - dans Une santé... (pages 278-279), je le commente de la façon suivante : « Comme on le voit, la solidarité ne veut pas dire qu'en face d'un même problème, l'indemnisation sera identique. Elle ne doit agir que dans le cadre du maintien d'un statut. Plus même : dès qu'elle se met en œuvre, elle souligne l'appartenance du travailleur à une strate déterminée du monde du travail. »

 

Françoise Petitdemange :

Y a-t-il eu, en France un âge d’or du médicament et, donc, d'un certain type de médecine ?

 

Michel J. Cuny :

Oui, cela est désormais manifeste, si nous prenons l'histoire de l'un des leaders mondiaux actuels du médicament : le français Sanofi.

Il y a d'abord un élément essentiel qui est intervenu dès le retour du général de Gaulle à la tête de l'État. Je l'ai décrit de la façon suivante :

"Et 1959 voit naître le "brevet spécial de médicament" qui organise une protection de vingt ans pour tout nouveau principe actif déposé, mesure que François Besançon, fils du professeur Justin-Besançon qui avait été la cheville ouvrière des Laboratoires Delagrange (l’un des futurs éléments constitutifs de Synthélabo, et donc de Sanofi), commentera ainsi : « La période où les brevets ont été possibles en matière de médicaments a été cruciale dans l’histoire des laboratoires. Il s’agissait de devenir propriétaire des brevets pour pouvoir les licencier à des sociétés d’exploitation françaises ou étrangères.» "

Sur la base d'un financement de long terme assuré par la Sécurité sociale, l'appropriation privée des brevets étant assurée à d'éventuels grands groupes français ou étrangers, l'aventure des multinationales était rendue possible. Mieux, elle sera encouragée au fil des décennies. Le médicament devenait lui-même l'élément central de l'acte médical, et le moyen d'un commerce extrêmement florissant... pourvu, simplement, que le médecin de base se plie lui-même à ce qu'exigeait le circuit de rentabilisation dont, par la prescription, il était le rouage essentiel.

Parmi tous ces médicaments, il y a eu, dès 1976, un certain Médiator : le chouchou. Dans ce contexte de conquête des marchés mondiaux, les malheurs qu'il a engendrés n'ont aucune raison d'étonner qui que ce soit.

 

Michel J. Cuny - Une santé aux mains du grand capital ? – L’alerte du Médiator,
Éditions Paroles Vives 2011, 476 pages, 29 €.
Contact avec Michel J. Cuny : mjcuny.fpetitdemange@orange.fr
http://unesanteauxmainsdugrandcapital.hautetfort.com

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